Alexandre Castant

Le Temps de l’écoute

Catalogue

« Objet, immatérialité, suspens des corps sonores – une fiction » in À hauteur d’oreille, dir. par Cécile Marie-Castanet, Lucien Bertolina et Patrice Carré, École supérieure d’Art et de Design Marseille-Méditerranée, coll. « Recherche à l’oeuvre/SonArt », Marseille, 2014.

Objet, immatérialité, suspens des corps sonores – une fiction

D’abord conçue sur plan, l’exposition À hauteur d’oreille apparaît comme la maquette d’un monde sonore à venir. Conduite par l’École supérieure d’art et de design Marseille-Méditerranée (ESADMM), inscrite dans une recherche sur le sonore dont elle ouvre les possibilités dans le champ des arts visuels, À hauteur d’oreille est une étape qui promet, ultérieurement, d’autres développements, artistiques et esthétiques, sur l’objet visuel et sonore. Elle est donc un véhicule pour le futur. En outre, cette exposition est aussi bien constituée d’œuvres, liées aux arts sonores, issues des collections des FRAC Languedoc-Roussillon et Provence-Alpes-Côte d’Azur, que de pièces de jeunes artistes participant au séminaire du studio Son ou au projet SonArt de l’ESADMM. La variété de ces propositions, qui approchent de manière littérale, métaphorique, concrète ou sophistiquée les thématiques visuelles et sonores, fait ainsi l’éloge de la pratique et de l’expérimentation artistique que représente, dans le cadre de son enseignement et des expositions qu’elle initie, une École d’art aujourd’hui. À cet égard, synthèse et symptôme des arts contemporains, la création sonore donne accès à une typologie des œuvres où la notion d’objet, dans À hauteur d’oreille, apparaît aux côtés de celles d’immatérialité, de suspens, de langage, tandis que contribue à en affiner les occurrences l’œuvre de Rolf Julius – parce qu’il demeure l’un des pionniers des arts sonores et parce qu’il fut un artiste, marquant, en résidence à l’ESADMM.

L’objet sonore
Le mot objet reste une introduction idéale à l’exposition À hauteur d’oreille, c’est-à-dire aux rapports entre arts visuels et arts sonores, car il est commun aux deux. Il fait, inévitablement, référence aux travaux de Pierre Schaeffer qui, dès 1948, définissent avec la notion d’objet sonore les qualités perceptives, autonomes et concrètes d’un phénomène audible – sa matérialité spatio-temporelle. S’il s’agit, dès lors, de concevoir le mot objet dans sa polysémie artistique, les œuvres de l’exposition À hauteur d’oreille témoignent et débattent de la typologie de sa notion entre les arts plastiques (sculptures, installations, vidéos, dessins, peintures, leur volume…) et le monde sonore. On y voit d’abord des objets silencieux, magnifiés pour le potentiel sonore qu’ils ne font que garder en suspens, ou pour la ligne sonore qu’ils dessinent métaphoriquement dans, par exemple, Collier d’Étienne Bossut (2007). En effet, l’étui vert de violoncelle qui constitue cette dernière œuvre est, aussi, une citation de l’expérimentation plastique de l’objet-violoncelle produite, au fil du temps, par Joseph Beuys ou Charlotte Moorman. Et puis, ces objets peuvent littéralement devenir sonores à l’instar d’un fauteuil dans Gribouillage de Savinien Clerc (2013). Y prendre place amorce une comptine low-tech – jouée à la guitare électrique, jusqu’à la saturation – que son titre aimerait rapprocher de l’écriture automatique d’André Breton. Objet surréaliste ? Mais l’objet sonore est aussi à prendre au pied de la lettre. C’est-à-dire comme des objets concrètement émetteurs, producteurs de musique ou de sons, et procédant à ce titre du dispositif plastique. Ainsi de Rémi Klemensiewicz qui a conçu une sculpture et une vidéo qui, citant Box with the Sound of Its Own Making de Robert Morris, proposent la déconstruction en temps réel d’une enceinte acoustique. La déstructuration mise en abyme de cet objet sonore renvoie à une proto-histoire de l’écoute électrique. Il fut en effet un temps où les musiciens – en l’occurrence, ici, le Groupe de Musique Expérimentale de Marseille dans les locaux duquel ce matériel a été récupéré – fabriquaient eux-mêmes leurs outils de diffusion avec des éléments de fortune (laine de verre, coudes PVC), des objets bricolés, poétiques, absurdes et précis. Or le son (citationnel et post-moderne ?) se réfléchit souvent, non seulement dans les miroirs de sa propre histoire, mais aussi – l’aura des premiers temps, ce crépuscule à rebours – dans les premières machines qui l’ont inventé. Dans Sans titre (Les Brouettes) de Denis Savary (2010), sculptures initialement réalisées avec Jean-Marc Chapoulie, des objets noirs incongrus – sortes de brouettes montées d’une roue de vélo, de petits corbillards mélodiques – diffusent la marche militaire Sambre et Meuse au rythme de laquelle les opérateurs des frères Lumière actionnaient, machinalement, la manivelle du kinétoscope. Entre camera obscura et poétique visuelle et sonore rousselienne, ces machines-mémoires font apparaître – sur fond de guerre 1914-18 dont elles diffusent l’un des chants et la mémoire – une archéologie des dispositifs audiovisuels.

[…]

A. C.

L’ensemble de ce texte a été repris, dans une version sensiblement différente, dans l’essai Journal audiobiographique – Radiophonie, arts, cinéma, Nouvelles Éditions Scala, Paris, 2016, 208p.
<http://www.editions-scala.fr/livre/journal-audiobiographique/>