Alexandre Castant

Bruno Letort, Cartographie des sens

Préface

« Cartographie des sens » in Préface du Livret du disque de Bruno Letort, Cartographie des sens, avec la voix de Jean-Marie G. Le Clézio, l’ensemble Tarentule, le Grey Quartet, Michel Boizot, Etenesh Wassié, Dominique Grimaldi, Frédéric Sicart, Sigrid Vanderbogaerde, Cube Quartet… Musicube – Distribution Outhere-Naxos, 2019.

Avec Cartographie des sens, Bruno Letort explore un genre, la musique de chambre : si les compositions pour quatuor à cordes, telle une succession de territoires sonores en aventure,
y demeurent importantes, d’autres pièces pour flûte, violoncelle ou polyphonie vocale apparaissent aussi, dans cet ensemble ouvert, éclectique et varié, poétique. Car la première impression que produit Cartographie des sens est d’inspiration littéraire. Bruno Letort, dans un précédent album Semelles de vent, African Rimbaud’s Trip (2011-2018), avait travaillé sur les voyages du poète des Illuminations, et avant encore, sur des écrivains aussi différents que François Villon, August Strindberg, Alain Robbe-Grillet ou Ryû Murakami. Dans Cartographies des sens, un texte d’Orlando de Rudder sur la séparation, la disparition, l’abandon (Absence) trouve d’abord sa résolution dans la polyphonie d’un ensemble vocal. La texture de la voix s’y diffracte dans l’espace, granulaire, charnel, d’une cascade de mots en quinconce : dynamique d’une poétique distante et désespérée. Quand, avec EXIL, figure une autre voix, grave, fragile, solennelle, celle de Jean-Marie Gustave Le Clézio : dans Cartographie des sens, EXIL apparaît comme une œuvre dans l’œuvre, un monde en soi. Composée de quatre mouvements, EXIL se clôt, donc, avec un texte lu par Le Clézio (e.x.i.L 4), dans un studio de radio en 2017 (émission Boomerang, France Inter), une lecture qui, devant la crise des migrants, fait montre de la cohérence sans appel de l’humanisme de l’écrivain et de sa foi en l’Afrique. Ce texte, cette voix, sa lecture, c’est dans ses interstices, ses silences, ses trouées, son souffle que la musique de Bruno Letort s’insinue, l’accompagne, prend place avec ses sonorités réinventées, ses rayures formelles, ses traits plastiques, venus du haut, du bas, dans la voix, entre rythme et scansion.
Toutefois, cette séquence avec Le Clézio n’est que la quatrième, et dernière, partie d’EXIL, elle est précédée de trois autres mouvements qui sont autant de variations, de Ellis Island à Lampedusa, sur la détresse et l’espoir migratoires. Le bruit de la chaîne remontant une ancre marine (E.x.i.l 1)
y rencontre d’abord celui du tintement d’une boîte à musique, ou les sirènes des bateaux du départ (tels des sons extraits d’un relevé topographique de Georges Perec, qui avait aussi écrit Ellis Island). Puis, le quatuor à cordes se développe dans une plainte, l’infra-basse des profondeurs, dans un mouvement mélodramatique (e.X.i.l 2), un sentiment d’inquiétude et la sensation de peur, leurs notes cristallines (e.x.I.l 3). Quand arrive la voix de Jean-Marie Gustave Le Clézio, acmé de nos temps bouleversés dont la littérature est le miroir.

Dans Cartographie des sens, Bruno Letort initie, souvent, à partir d’une structure classique et dans un cadre rigoureux, la recherche d’une écriture du contrepoint, d’un système du retard, d’un phrasé déconstruit, dans une tradition de Thelonious Monk à Fred Frith. Esthétique de la déconstruction qui prend forme dans Rebath, titre lui-même recomposé à partir de « Breath », une pièce pour flûte explorant encore et autrement le souffle, ses ratures et ses tensions dans une nappe d’espace électronique, ou encore dans Fables électriques, composition no-wave en trois mouvements. Moins déstructurée que disloquant ses propres effets perceptifs, Fables électriques, avec ses entrées de guitares convulsives évoquant les systèmes de Glenn Branca, suggère le poudroiement imaginaire, sonore, bruitiste, de volumes métalliques, cristallins, aléatoires, asymétriques, en boucle et répétés, minimalistes, perforés, troués. Ces Fables électriques sont celles d’un volume plastique, son développement et son implosion éthérée. Dès lors, l’esthétique de la déconstruction qui traverse Cartographie des sens trouve, à l’instar des voix charnelles d’Absence ou des quatre mouvements d’EXIL, à nouveau sa résolution dans les mots : le titre comme inversion du maintien de l’instrument, dans The Cello stands vertically, though…, annonce une désorientation du corps célibataire du violoncelle, et, les mouvements graphiques de ces pulsations.

Entre la poétique, le mot et la déconstruction, une fenêtre s’ouvre, et, des espaces sonores s’inventent. Outre Semelles de vent, qui prolonge l’album éponyme et rimbaldien de Bruno Letort, en compagnie des magnifiques et déchirantes inflexions de la voix, âpre et brûlante, de la chanteuse éthiopienne Eténèsh Wassié, Draisine est, quant à elle, une pièce inédite pour un projet, qui ne vit pas le jour, autour du film Stalker d’Andreï Tarkovski. Cette composition se développe comme une recherche de motifs sonores (Moondog ne semble pas si loin) sur la Zone de Stalker, lieu énigmatique et envoûtant du film. Ainsi, les espaces sonores de Semelles de vent comme ceux de Draisine éclairent les distances, parcourues par les migrations, tragiques, en quête d’un autre et nouveau devenir dans EXIL, ou encore les volumes invisibles de Fables électriques. Une recherche sur l’espace, perceptif, métaphorique, plastique, politique en découle, résultant de l’aventure inaliénable et incompressible de la musique et du son, de leur temporalité : la poétique et la littérature, comme les déconstructions de Bruno Letort, en figurent l’ouverture et les variations.

A.C.

<https://www.fnac.com/a13563323/Bruno-Letort-Cartographie-des-sens-CD-album>
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