Alexandre Castant

Créateurs, création en France, La scène contemporaine

Livre d’art

Compendium de l’art contemporain des années 1990 et du début des années 2000, entre ouvrage de référence, anthologie et état des lieux, Créateurs, création en France, la scène contemporaine est par ailleurs magnifiquement illustré d’images couleur & noir et blanc.

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« L’Idée de photographie » in Nathalie Chapuis, Créateurs, création en France,
la scène contemporaine, ouvrage collectif dir. par, Autrement, Paris, 2002, 396p. (épuisé).

En l’associant à d’autres médiums, comme le cinéma ou le texte, en réinventant la mise en espace de ses dispositifs, la création contemporaine explore la variété des possibilités artistiques offertes par la photographie. Or, cette richesse révèle la crise d’une image, longtemps appréhendée comme analogique, et soudain mise en concurrence avec elle-même par le développement des nouvelles technologies (1). Au fil d’interrogations qui se croisent parfois, les photographes proposent de nouvelles voies, poétiques et esthétiques, à ce médium. Certaines d’entre elles traversent ainsi une idée d’image qui fait de la photographie le signe, avant coureur, de la mutation du monde visuel.

Un certain sens de la fiction
Au fil des relations que certains photographes ont entretenu avec la peinture et les arts plastiques, les notions photographiques de matière, d’espace et de volume ont été explorées, augmentées, et l’instantanéité de la photographie élargie (2). Les possibilités temporelles de l’image, condition même de l’expérience photographique, en ont été accrues. Ensemble, recherche plastique et sens de la fiction font alors de la photographie l’expérimentation d’un temps complexe, dilaté, fluctuant.
Dans les photographies de la vie quotidienne de Véronique Ellena, en particulier Recettes de cuisine (1994), un triptyque représente la banalité du monde que la série constitue en une fiction, dérisoire et fragmentaire, également éclairée par une lumière troublante. Dans une autre variation sur des scènes de genre, Florence Paradeis inscrit une saynète au sein même du quotidien, où l’ordinaire tient lieu de théâtre, l’intérieur familier de décor, les situations domestiques d’allégories comme dans La Menace (1994). Or, tel développement dans l’espace, qui libère le caractère narratif de l’image, ou telle représentation activant l’imaginaire du spectateur mettent en scène un art de la banalité qui, paradoxalement, nie le sens de la fiction qui le porte en montrant des situations anodines, et, littéralement, sans histoire. Paradoxe que Paul Pouvreau met en scène dans
Sage comme une image (1997), où des éléments dérisoires composent un arrangement à ce point troublant qu’il induit un mouvement rêveur que bloque, aussitôt, la précarité de l’ensemble. Cette ambiguïté d’une fiction, activée par ses propres court-circuits, est également redoublée par le dispositif, photographique, où l’imaginaire et son arrêt sont toujours mis en concurrence. Défiant ces paradoxes, Sophie Calle développe un art, certes des artifices et du simulacre, mais surtout des procédures narratives et des contraintes langagières dont Doubles-Jeux, coffret de sept volumes publiés aux éditions Actes Sud en 1998, montre les modalités. Ces ouvrages, l’un d’entre eux est réalisé avec l’écrivain Paul Auster, produisent des fictions qui, constituées de combinatoires, excèdent ainsi les limites de la relation courante que les médiums, texte et photographie, entretiennent ensemble. Différemment, l’invention de Glooscap que fait Alain Bublex, ville dont il affabule l’histoire et le devenir, l’architecture, la cartographie et les fondateurs, requiert notamment la photographie, pour l’écart qu’elle instaure entre le document et l’imaginaire, et la polysémie du mot légende qu’elle travaille. Enfin, L’Enchantement (1996-1998) de Florence Chevallier évoque l’attente et le désir de personnages, corps inquiets et lyriques dans un cadre qui se fragmente comme une fenêtre, un tableau, une peinture dont la couleur donne au monde son éclat, comme un écran qui informerait, soudain, des autres fictions qui sont possibles dans l’image.

Cinématographiques
À l’instar de certaines œuvres d’Alain Fleischer, photographe, cinéaste, romancier, et de l’école qu’il dirige à Tourcoing, Le Fresnoy, Studio national des arts contemporains qui accueille des recherches plastiques entre films et nouvelles technologies, la photographie propose, parfois, une mise en abyme du cinéma (3). Symbole d’un monde qui apparaît tandis qu’un autre, celui d’avant l’image mécanisée, disparaît ; art de l’aura, de l’ontologie des médiums, de l’imaginaire et du récit, mais aussi d’une expérience intime ou collective, de la mémoire et de l’Histoire ; le cinéma recouvre des enjeux qui prolongent un sens de la fiction, préalable à de nombreuses photographies, tout en les renouvelant puisqu’en les administrant dans le monde des images. Ainsi des travaux d’expressions fort différentes approchent-ils le cinéma comme un passage du temps, ou un espace intermédiaire, dont la mémoire serait l’indicible secret. Dans Des cinémas (1995), Jean-Christophe Garcia réalise des diptyques. Une photographie, couleur et documentaire, y traite de l’architecture de cinéma de villages en Aquitaine tandis qu’en vis-à-vis un photogramme, extrait d’un film noir et blanc, présente une scène énigmatique et banale qui se déroule devant elle. La mélancolie de ces images, intimes et collectives, participe d’un temps suspendu que, par exemple, l’ouvrage Moires (1993-1998) d’Éric Rondepierre appréhende autrement. En réalisant des arrêts sur image de films d’archives, qu’il repère sur une table de visionnage, et dans un temps sans fin modifiable, Éric Rondepierre n’isole pas seulement un temps éphémère et précis dans le flux d’un film, il en explore les images « souterraines » que le spectateur ne peut voir, alors qu’elles constituent la vive et imperceptible matière plastique de l’histoire des films. Avec Éric Rondepierre, la galaxie des images, dont le cinéma reste le symbole et ses photographies le produit, procède d’une poétique mais aussi d’une poïétique. Pour Jean-Christian Bourcart, photographe et cinéaste, les images sont traversées par l’emploi de différents supports et dispositifs toujours changeant et pourtant habités par les mêmes idées : tension, clandestinité, secret, saturation, mouvement. Les photographies de Forbidden city (2000), qu’il a secrètement réalisées dans des clubs échangistes et sado-masochistes new-yorkais, s’inscrivent dans une production d’images « volées » qui participent du même dispositif que Madones Infertiles, film de 1992 déjà enregistré dans un « Éros center » de Francfort et, pareillement, à l’insu de ses modèles. Dès lors, l’exposition qu’il présente en 2001, Trafic, propose l’une des métaphores de son projet : la photographie appréhendée comme une tension, inscrite dans la saturation, la circulation des signes et des supports (photographies, vidéo, cinéma). Enfin, l’œuvre de Pierre Huyghe, travail vidéo et cinématographique, mais aussi photographique dans la série Les Posters (1994-1995), ouvre sur un monde de l’image qui se substitue moins à la réalité qu’elle ne la désigne sans fin comme image. Le cinéma interroge alors le monde, son histoire comme sa production de l’histoire par l’image, et contribue à faire de celle-ci son seul sujet.

[…]

L’ère médiatique
La constante réévaluation esthétique, à laquelle l’avènement des nouveaux médias oblige la photographie, reste une voie de recherche pour des artistes qui, en réalisant sans fin l’inventaire critique de ce médium, désignent son ontologie comme recours. C’est en effet dans sa reproduction, sa démultiplication, sa mise en série en tant qu’image, c’est dans l’incomplétude de sa représentation, et dans l’inachèvement de cette copie pouvant classer, répertorier, archiver le monde, c’est là, dans cette absolue de l’image qui tend vers une image absolue, dans cette aporie finalement, qu’une ontologie de la photographie se tient, face aux nouveaux médias, comme la mémoire de l’image et son échec. Dans Oiseaux (1997) Hervé Vachez a agrandi des photographies noir et blanc, réalisées sur un site industriel, et ces images, ainsi déconstruites par leur propre matière, figurent le chaos que met en abyme l’éclat du grain photographique. Dans une production pareillement poétique, Philippe Mairesse et l’agence Grore constituent une iconothèque lacunaire et improbable qui procède de la collecte et de l’archivage de photographies perdues, anonymement faites ou « ratées ». Enfin, les séries d’objets, de lettres ou d’images, de Claude Closky, par exemple Auchan (1992), sont des classements dont la seule mise en espace de la collection, suite de signes en creux, semble la fin énigmatique et ludique. Dans ce passage d’une image critique à une critique de l’image, réside alors un monde invisible que tissent les relations économiques ou technologiques. Pratiques : Calling, flashing, listening, sending, viewing, watching, zapping (1999) de Marylène Negro énumère et traduit les moyens de communication en des instants solitaires et Mon chez nous (2000) d’Elise Parré calque l’idée d’habitation, en tant que métaphore de l’image désignée par le cadre, sur celle des images produites par les agences immobilières. Si Les Années nonante de Philippe Durand proposent enfin le prélèvement d’éléments ordinaires qui composent le site, dérisoire et critique, d’une culture conformiste, Bruno Serralongue photographie moins des événements médiatiques que leur marge, leur
acheminement, leur circuit. Certaines pratiques artistiques font donc apparaître la photographie comme un médium en état d’obsolescence qui correspond, pourtant, à la crise de la représentation par excès que le monde contemporain connaît. Aussi lorsque l’exposition Bruit de fond, critique des médias et de la communication spectaculaire, est montrée au Centre national de la photographie en 2000, elle ne propose pas de photographies, au sens académique du terme, tout en étant, au fil d’installations, de vidéos ou de productions plastiques, habitée par l’idée même de ce médium (4). La photographie, mémoire de l’image mécanique, procède alors des signes avant-coureurs d’une ère médiatique dont elle inspire le mouvement critique.
Si les propriétés de la photographie ont été absorbées par un monde de la visualité, le sens de la fiction, qui porte la création contemporaine, les a transformées pour donner à l’image fixe un temps ouvert. Ainsi de l’Histoire dont l’écriture se développe au fil d’images en abyme dans Faits, 1992 de Sophie Ristelhueber, où des signes de campements américains enregistrés sur le sable du désert du Koweït troublent toute notion d’échelle, ou encore dans le cédérom Seconde génération, 2000 que Chistian Gattinoni a réalisé sur la déportation de son père à Mauthausen, et dont l’arborescence diffracte en un réseau d’images l’Histoire et l’effroi intime que son désastre fait garder. Du cinéma aux nouvelles technologies, et à l’instar de la représentation du corps, de la ville de Glooscap ou de l’écriture de l’Histoire, la photographie est faite de l’image et de son idée dont elle trace l’horizon.

A. C.

1. En 1995, puis en 1998, Régis Durand a organisé deux expositions qui interrogent la photographie à l’aune des nouvelles modalités de la représentation : Le Monde après la photographie, présenté au Musée d’Art Moderne de Villeneuve d’Ascq, et De très courts espaces de temps à l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris. Le catalogue respectif de ces expositions invite dès lors à redéfinir la notion de photographie comme celle d’image.
2. L’ouvrage de Dominique Baqué La Photographie plasticienne. Un art paradoxal, Éditions du Regard, Paris, 1998, propose l’histoire, depuis la fin des années soixante, de l’absorption comme de l’animation d’une esthétique des arts plastiques par la photographie.
3. L’Effet film est une exposition de Philippe Dubois, proposée par la galerie de Lyon Le Réverbère 2 en 1999, mais aussi un catalogue et une étude qui regroupent des artistes travaillant le champ cinématographique avec la photographie.
4. Conçue par François Piron, l’exposition Bruit de fond présentait, notamment, des travaux collectifs de Christophe Boulanger, Olivier Derousseau et Mohamed El Baz, mais aussi de Serge Le Squer ou de François Nouguiès, et a donné lieu à une publication spéciale du Journal du Centre national de la photographie, Paris, 15 décembre 2000-19 février 2001.

Site de Consultation :
Bibliothèque Publique d’Information, Centre Pompidou, Paris.