Alexandre Castant

Florence Chevallier, L’Enchantement

Préface

« Dans un monde visible » in Michèle Cohen-Hadria et alii, Florence Chevallier : L’Enchantement, Publications de l’Espace des arts, Colomiers, 1999.

Sous le bleu du ciel ou dans un paysage monochrome vert, deux personnages dont les gestes semblent suspendus attendent. À travers le silence de ce couple, une figure de l’esseulement retentit. Des marges noires fragmentent les images, les décadrent en les recomposant : leur mouvement immobile défait également la photographie de la temporalité trop fixe qui lui est, d’ordinaire, assignée. Extraites du deuxième des trois couplets de la série L’Enchantement (1996-1999), ces œuvres de Florence Chevallier entrelacent poétique de la solitude et expérience du support et du dispositif photographiques. Ces images évoquent en effet l’attente, inquiète et lyrique, de deux personnages seuls dans un monde dont la couleur donne l’éclat. Ces images participent aussi des tableaux que la métaphore de la fenêtre décrit comme ouverts.
Avec un éloge des éléments (l’eau, le ciel, le paysage) en tant que matière (reflets, taches, points, brisures) la nature décline pour surface et pour fond une couleur verte hypnotique. Les personnages, désignés par leur nudité ou par le tissu bleu ou pourpre qui les vêt, s’y détachent comme des figures sans autre histoire que celle, anonyme, de leur solitude. Sentinelles de l’attente dans un monde visible, ces personnages, dont le désir latent est inscrit dans le monochrome vert d’un paysage sidérant de beauté, donnent aussi à l’absence sa figure plastique. Dans les photographies de Florence Chevallier, le monde, représenté par l’image, dialogue avec l’utopie de l’image conçue comme un monde.
De Troublée en vérité, série d’autoportraits de 1987, l’artiste écrit dix ans plus tard : « Ces images s’engendrent mutuellement et successivement à l’infini, confirmant mon désir dès 1980 de “ faire de moi un multiple ” et non de “ faire une photographie de moi ”. » La multiplication de l’image apparaît à nouveau comme un fondement ontologique et artistique : la poétique et la fiction du portrait fusionnent dans l’exploration du médium. Ainsi du corps-image mis en abyme dans la série La Mort (1989-1990), où l’artiste s’expose en princesse, fée ou madone, en recyclant l’histoire des images, icônes fondatrices ou espaces imaginaires. Pareillement, dans L’Enchantement, la multiplication procède d’abord du thème : deux personnages (un couple), l’eau et ses reflets (des doubles encore), puis de la coupe qu’opère le procédé photographique qui fragmente en donnant à voir et sépare en montrant. Du point de vue plastique, l’espace est alors découpé par un cadre qui, de l’intérieur, est diffracté par d’autres. Est répété avec insistance que la photographie est un lieu, un espace à déplier qui se multiplie à travers son thème et son cadre.
C’est en 1994 que les séries sur l’autoportrait prennent fin avec Commun des mortels (1993-1994), de la même façon que la période en noir et blanc de l’artiste se clôt en 1990 avec La Mort (1989-1990). De la rupture formelle instituée en processus de création ? Dans L’Enchantement, l’espace entre en conflit avec le temps : sitôt cette tension apparue, elle s’épuise. Un mouvement se crée. Ces cadres qui se répètent, fragmentés, décadrés, déplacés, cette inlassable segmentation de l’espace et du temps proposent moins un récit que ses possibilités, ses combinatoires. Comme si l’image ne se départait jamais d’une citation de son cadre, éternel retour à ce qui la fonde et reflète sans fin son statut. Dès lors, évider l’image du temps équivaut à souligner qu’avant tout l’espace est à l’œuvre : surfaces, superpositions de couleurs, lignes, angles. Or, cette photographie, décadrée en son cadre, n’apparaît-elle pas comme un dépli du territoire de l’image et de ses strates dont elle propose la métaphore ? Les photographies de Florence Chevallier répètent inlassablement que les images conversent entre elles, par-delà leurs formes et par-delà l’espace et le temps. Elles sont chargées des images qui les précèdent. Elles prennent en compte leur mémoire flottante, infinie. Est-ce une rêverie sur ce monde où les êtres restent seuls en tout ? ou sur le cadre comme fenêtre ouverte sur l’image ? La photographie, coupe silencieuse dans le vif, laisse ouvertes ces voies et expose la délicatesse du vert sur le vert du paysage et du bleu dans le bleu du ciel comme figés en une éternelle énigme.

A. C.

Site de consultation :
Bibliothèque de la Maison Européenne de la Photographie, Paris.

L’ensemble de ce texte a par ailleurs été repris, dans une version sensiblement identique, dans l’essai Écrans de neige, photographies, textes, images (1992-2014), Éditions Filigranes, Hors collection, Trézélan, 2014, pp. 101-102.

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