Alexandre Castant

Marie-Jo Lafontaine, 2008

Monographie

« Espace sonore et fiction d’espace dans The World starts every minute ! » in Christine Besson et Patrick Le Nouëne, Marie-Jo Lafontaine : Tu finiras de rire avant l’aurore, dir. par, Musées d’Angers/Monografik, Angers/Blou, 2008.

L’installation sculpturale et sonore de Marie-Jo Lafontaine The World starts every minute ! propose un environnement grave et aérien, physique, intense, depuis lequel une exposition photographique et vidéographique se distribue. C’est donc au cœur d’un ensemble d’images que cette installation sonore prend d’abord place : elle y interroge la mesure du dialogue entre les signes et ses effets. Ontologie de l’image photographique et figure du silence, rapport trans-sémiotique entre l’image, le texte et le son activent alors une variation poétique sur la notion de scénario, invisible et mental, que portent la voix, le rire et le chant. Et cette dynamique invente un espace tout à la fois volume imaginaire, perception d’un lieu sonore et périmètre d’envol de fictions.

Le silence comme métaphore
Étrangement, la photographie offre une introduction à l’installation The World starts every minute ! Moins pour l’univers sonore que la photographie laisse imaginer que, précisément et paradoxalement, pour sa part de silence, son absence de sons, son mutisme extravagant, sidérant. En effet, dans un texte de 1990 sur les photographies de portraits faites par Marie-Jo Lafontaine et intitulé La vie, une hésitation, Yves Michaud analyse ces images comme procédant d’une aura, c’est-à-dire du silence : « Les bonnes photographies ? Qu’est-ce que ça peut vouloir dire ? Celles qui ont l’aura, le silence, écrit-il pour synthétiser l’art du photographe, celles qui ne sont pas plates, celles qui sont pleines. Ce silence des visages et des regards est renforcé, souligné, outré par les cadres argentés : les portraits sont mis à distance, consacrés, sacralisés […]. Le beau, le sublime, la perfection dans ce qu’ils ont de fascinant et d’effrayant ». Il y aurait donc, au cœur du travail photographique de Marie-Jo Lafontaine, une aura (dont Walter Benjamin avait fait l’essence du rapport inédit et singulier de l’image photographique à l’espace et au temps) qui divulguerait une expression du silence tout en activant une forme d’étrangeté, de peur. Or, le silence — il faut d’abord le réévaluer dans cette optique —, demeure une constituante décisive de l’expérience du son dans l’art. Degré zéro du monde sonore, il en dévoile aussi l’infinité. En fécondant l’imaginaire de l’écoute, le silence invite à réinventer le monde des sons, mais aussi, au fil du vingtième siècle et dans le prolongement de 4’33’’ de John Cage en 1952, il définit un principe d’ouverture de la musique à l’imprévu, à l’aléatoire et aux hasards. Ensuite, le silence introduit à une ontologie comparée de la photographie et de l’écoute en produisant la métaphore d’une certaine aura de l’image, et trouve dès lors un écho dans l’effroi, cette autre qualité du médium photographique. Car la photographie, que rythme un jeu subtil entre la présence et l’absence du sujet photographié, active parfois une inquiétante étrangeté qui la fait présenter comme glacée, figeante, médusante… Ainsi déclinée, de l’étrangeté jusqu’à l’effroi, la question plastique de la peur traverse précisément l’œuvre de Marie-Jo Lafontaine, du point de vue fictionnel, mais aussi psychologique lorsqu’elle explore la perception que peut en avoir le spectateur. De fait — et la boucle est
bouclée —, cette peur donne à relire l’univers sonore qui l’accompagne : le silence, là encore, figure un élément anxiogène propice à son développement. (Différemment, dans la vidéo-sculpture The Swing [1998], une petite fille, dont seules la robe et les jambes sont filmées en noir et blanc, semble courir pour échapper à une force secrète, tandis que l’accompagne la musique minimale et tendue comme un arc de Michael Fahres qui produit ce même effet d’inquiétude en suspens). Autour du silence comme métaphore, et de ses sons en creux, l’univers de Marie-Jo Lafontaine est construit tel un effet-retour des propriétés de l’image photographique (l’aura, l’inquiétante étrangeté), où prend place la dimension ontologique de l’image et du son.

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The World starts every minute !
Au centre d’une exposition faite d’extraits des séries photographiques féeriques et inquiétantes des Fables de La Fontaine (2006-2007), des portraits de Babylon Babies, de la vidéo-sculpture Jeder Engel in Schreklich (1992) où un motif de flammes se déplace, d’un écran à l’autre, accompagné des sons TV enregistrés lors des émeutes de Los Angeles en 1992, au milieu donc des œuvres de l’artiste, se trouve située — comme les poumons (sonores) de cette activité créatrice —, l’installation sculpturale et sonore, réalisée par Marie-Jo Lafontaine en liaison avec Todor Todoroff, The World starts every minute ! Avec Todor Todoroff, Marie-Jo Lafontaine a déjà conçu en 1996 Wer, wenn ich schrie, hörte mich denn aus der Engel Ordnungen ? (Quand je hurle qui m’entend dans le royaume des anges ?), une pièce sonore interactive réalisée dans un wagon de train et ouverte au public dans seize gares de Belgique, de France et de Hollande. Une fois passée la porte du wagon et son battement entendu, une fois son couloir pris, au fur et à mesure que le spectateur avance dans cette voiture, des sons se libèrent, et, au fil d’un certain état de tension, montent crescendo en même temps qu’une figure sonore et mentale de la peur s’installe. Puis, tonnant comme la guerre, un orage, en guise cette fois de fermeture de la porte, est soudain entendu : fin du scénario de ce cinéma invisible.
Ingénieur et compositeur, ancien élève de la Faculté Polytechnique de l’Université Libre de Bruxelles et du Conservatoire Royal de Bruxelles puis de Mons, Todor Todoroff a aussi bien exploré l’analyse et la synthèse de la voix, la musique électroacoustique ou la lutherie numérique que les nouvelles technologies, notamment en liaison avec les arts de la scène (chorégraphie, théâtre). Son expérimentation y traverse, à l’instar des recherches sur la spatialisation de la musique qui d’Érik Satie à Karlheinz Stockhausen ont animé le vingtième siècle, la multiphonie, la perception de l’espace sonore et sa transformation physique, son mouvement.
Parallèlement, depuis plusieurs années, Marie-Jo Lafontaine avait, tout à la fois, une idée d’installation sonore sur le rire (pour ce qu’il recouvre d’effrayant, mais aussi lorsqu’il opère comme une soupape des émotions) et sur la voix qui, dans l’art du chant, devient un instrument, une musique. Aussi, le son, le rire et le chant constituent le matériau de The World starts every minute ! à travers une mise en espace, une fiction et une dramaturgie, précises et sophistiquées, que composent les enregistrements — dans des églises, des sous-sols de parking ou chez l’artiste elle-même — de trois voix. Celle d’une petite fille de dix ans, Yulika, puis la voix de la chanteuse lyrique Solange Labbé, et, enfin, celle de Birthe Bendixen qui, entre autres, a travaillé avec Fred Frith, Meredith Monk et Joëlle Léandre. Il faut donc traverser une exposition d’œuvres photographiques et vidéographiques pour accéder à la pièce où se tient l’installation sculpturale et sonore The World starts every minute ! Y pénétrer, dans cette pièce, dans ce parallélépipède, dans cet espace clos pourvu de deux portes, équivaut à rentrer dans un autre monde, dans une autre dimension où le relief ne serait pas au sol mais au mur. Là, en effet, sont fixés sept cônes en aluminium dont la membrane de la surface extérieure est recouverte de tissus : ils évoquent les monochromes que l’œuvre de Marie-Jo Lafontaine a souvent explorés. Ces enceintes acoustiques — qui font évidemment penser aux Intonarumori de Luigi Russolo et aux machines utopiques sonores dont l’histoire nourrit la musique d’avant-garde —, ces cônes tels des porte-voix ou des astres chromatiques sont également accompagnés de six autres haut-parleurs, placés cette fois au ras du mur. Si, dans The World starts every minute !, les sept cônes acoustiques comme l’hexaphonie produisent un cadre spatial, la spatialisation du son quant à elle, son amplitude, son mouvement, son resserrement, son éclatement résultent des sept haut-parleurs. L’ensemble faisant s’ouvrir l’expérience d’un autre espace fait de sons qui déferlent ou se suspendent, se déplacent de manière aussi subtile que vertigineuse comme une houle, des vagues, le flux et le reflux, pour produire une sensation de volume en mouvement et vibrant, un monde perceptif fait d’une plastique sonore, invisible. Ainsi, quand les enceintes coniques diffusent un groupe d’éléments, globalement perceptible, il s’agit alors de s’en approcher : les sons — au fil de l’arbitraire et de la subjectivité d’une écoute créative — s’y précisent comme s’ils étaient perçus à travers un microscope, en gros plan… Cette œuvre est aussi une histoire du fragment, du grain, du détail et de l’éclat sonores. Le spectateur, se déplaçant, s’approche des cônes acoustiques, comme aimanté par eux, par leur bruit qui l’absorbe où qu’il désire mieux découvrir. Car si le son se diffuse, bien sûr, dans l’espace, il absorbe aussi, magnétique, il capte et capture, illusionniste, le son piège l’écoute et la perception.
Du point de vue stylistique, des dynamiques entremêlées semblent composer The World starts every minute ! Ainsi de la ligne continue de la mélodie du rire, portée par le chant de Solange Labbé ou de Birthe Bendixen, ou encore la valeur psychoaffective que figure un canon de rire. Strate après strate, ces sons s’accumulent, complices, communicatifs, intrigants, effrayants… Le monde sonore apparaît alors comme une superposition et un mouvement. Car la dramaturgie de cette pièce ne suggère qu’en creux. Avec une issue crescendo puis un bruit de chaos (la fin de cette composition sonore est faite d’un sidérant orage de rires, d’où s’échappent un bruit de pas qui court, un chant puis un fracas), cette œuvre définitivement produit une instabilité qui trouble, dérange, inquiète, empêche toujours l’auditeur de s’inscrire dans une situation, de s’y reposer. L’histoire avance dans un déséquilibre aussi fin que perpétuel : un autre récit, constamment, prend alors le relais de lui-même.

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Cinéma pour l’oreille ? L’on connaît ce terme issu du cinéma expérimental de Walter Ruttmann qui consistait à produire un scénario fait de sons seuls. Dans The World starts every minute ! l’histoire se construit au fil de trois stations composées de rires et de chants. Leur ambivalence ouvre entre elles un écart dans lequel la fiction s’engage, l’imaginaire avec. Le rire déstabilise quand le chant emporte l’auditeur vers des territoires improbables. Dans tous les cas, le son est lui-même le vecteur d’un récit à inventer, peut-être à réinventer, car, finalement, c’est l’idée même de fiction que cette œuvre réorganise. Wer, wenn ich schrie, hörte mich denn aus der Engel Ordnungen ? présentait déjà un tel développement : porte, oiseaux, cloches, tonnerre, orage, guerre… L’auditeur également spectateur inventait alors, librement et de façon intime, un cinéma invisible dans cet élément surcodé (le wagon d’un train) où la seule dimension sonore ouvrait plus de possibilités narratives, temporelles, fictionnelles, qu’elle ne les illustrait. La fiction devient alors un espace, un volume qui répond, en miroir, à celui de l’installation. Finalement, dans The World starts every minute !, l’espace parcouru par le spectateur apparaît comme celui d’un récit à découvrir, à imaginer, à réinventer, le spectateur y expose ce qu’il perçoit, ce qu’il entend, entre abstraction et figuration, et le scénario mental qu’il met en œuvre, son cinéma sonore intérieur, produit alors une autre forme de vision, dans le mouvement même de l’écoute. L’histoire de l’image continue.

A. C.

<http://musees.angers.fr>

Ce texte sur le son dans l’œuvre de Marie-Jo Lafontaine a été repris, dans une version sensiblement différente, dans Journal audiobiographique :
<http://www.editions-scala.fr/livre/journal-audiobiographique/>