Alexandre Castant

Musée d’art contemporain macédonien

Préface

« Miroirs, processus, médias. La photographie comme art critique » in
Xantippi Scarpia-Heupel, Collection permanente du Musée d’art contemporain macédonien. Volume II. Photographie, Thessalonique, 1999.

En 1881 paraît Bouvard et Pécuchet de Gustave Flaubert : des situations inachevées, l’écriture comme reflet de son propre système et l’adoption d’une distance ludique feront de ce roman l’un des repères de la modernité. Or, dans le Dictionnaire des idées reçues qui accompagne ce texte une définition de la photographie est donnée : « Détrônera la peinture ». Où Bouvard et Pécuchet, qui dénonce avec ironie les idées aussi vagues que préconçues de son époque, résume avec fulgurance le débat que, d’emblée, cette invention suscite. En effet, traversant les siècles depuis le principe de la « mimêsis » aristotélicienne, l’un des projets artistiques qui continue à animer le dix-neuvième siècle reste celui de l’imitation de la nature. Dès lors, l’apparition technique de la photographie, qui reproduit tout modèle à « l’identique » et substitue au principe d’imitation celui de reproduction mécanique, ne peut qu’impliquer une révolution des procédés : le monde photographié est « là », cadré devant les yeux des contemporains des premières photographies, semblable à son modèle, semblable à s’y méprendre.
Aussi, dès les débuts de la photographie, les passages entre celle-ci et la peinture s’organisent en l’assimilant à une technique de la ressemblance : « Les choses allèrent si vite, écrit Walter Benjamin dans Petite histoire de la photographie que, dès 1840, la plupart des innombrables [peintres] miniaturistes étaient devenus photographes professionnels, d’abord accessoirement, ensuite de façon exclusive. » La photographie aura donc la ressemblance pour fonction et Charles Baudelaire, au fil d’une antiphrase lapidaire du Salon de 1859, ne le lui pardonne pas cette facilité : « Puisque la photographie nous donne toutes les garanties désirables d’exactitude (ils croient cela, les insensés !), l’art, c’est la photographie. À partir de ce moment, la société immonde se rua, comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale image dans le métal. » Mais toute ressemblance implique un simulacre.
Ainsi, Hippolyte Bayard réalise dès 1840 son Autoportrait en noyé en activant le pouvoir de mise en scène fictionnelle que la photographie offre. La photographie comme espace d’un visible de la véracité, miroir d’un monde reproduit ou illusion de la ressemblance, avait à ce moment des innovations techniques, et dans tous les cas, « [d]étrôné la peinture ». Avec la fin du dix-neuvième, la peinture se sépara progressivement, mais radicalement, des codes classiques de la représentation et, notamment, de la question de l’imitation. La peinture impressionniste, par exemple, prit comme sujet moins les scènes du quotidien que la peinture elle-même, sa lumière et sa matière. L’art gagna son autonomie esthétique, et, se prenant lui-même comme sujet, il informa avant tout sur ses procédures : la motivation secrète de toute œuvre avançait à découvert, et, tel découvrement était précisément le secret de l’œuvre.
Si la photographie « ressemble » depuis toujours au monde qu’elle représente c’est qu’elle en est avant tout la trace, le dépôt, l’empreinte physique. Cet état des choses, pour être solidaire du visible, il peut aussi s’en défaire, autorisant à penser la photographie non plus comme système visible, mais comme un dispositif tel que le modernisme le conçoit : la recherche sur le médium comme finalité de l’œuvre qu’il produit.
Tel processus permet aussi d’appréhender la présence fulgurante, depuis les années soixante, de la photographie dans l’art contemporain. En effet, reproduction, prélèvement, classification, sont autant de possibilités conceptuelles qui font dialoguer art et photographie. D’abord, celle-ci autorise la démultiplication d’un motif à travers un phénomène de reproductibilité possiblement infinie. Appliquée dès 1850 par Disdéri qui met au point la carte de visite photographique (photomaton avant l’heure, ce procédé permet d’obtenir huit portraits identiques), analysée par Walter Benjamin dans L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée (1936), l’image photographique comme reproduction est médiatisée par Andy Warhol qui pense, avec intuition, que le monde à venir sera celui de la machine et du multiple. Toutefois, le dispositif photographique, en proposant une méthode de prélèvement du réel, participe aussi du « ready-made » duchampien qui consiste, entre autres, en la promotion d’un objet au statut d’œuvre d’art par son déplacement, contextuel et donc sémantique et symbolique. Ce à quoi l’enregistrement photographique s’emploie par principe avant de permettre une classification, un répertoire, un inventaire qui, depuis Atget, aura été l’une des constantes de l’art par prélèvement et enregistrement. Mais la photographie, insérée dans l’image médiatique — du flux télévisuel ou d’internet —, n’est-elle pas dénoncée, aujourd’hui, en tant qu’image même ? Explorant une réflexion sur la multiplicité des supports et la prise en charge critique de l’idéologie dominante véhiculée par le visible — le « visuel » aurait alors dit le critique de cinéma Serge Daney —, un nouveau champ s’ouvre, plastique, éthique et politique. La photographie et la peinture y dialoguent, encore et autrement, car sur fond d’avènement des images de masse et de leurs conséquences sur la perception et le visible. « Détrônera la peinture » prédisait unanimement l’époque de Flaubert, avant que la peinture ne recoure à son tour à la photographie en tant que processus, pour composer, aujourd’hui, ce monde global d’une idéologie qui nous vient du futur : l’image.

A. C.

Site de consultation :
Bibliothèque de la Maison Européenne de la Photographie, Paris.