Alexandre Castant

Olga Kaloussi, Polaroïds

Monographie

« L’image en fuite » in Olga Kaloussi, Polaroïds, Schema & Chroma,Thessalonique, 1995.

Comment excéder l’image ? Les essais d’Olga Kaloussi seront nombreux pour traverser cette bordure irréelle qui délimite la photographie : ce cadre dont la fragmentation dresse une paroi étanche entre l’image et le monde. Dès la découpe dans le viseur, dès le début de l’image, se constitue la section irréversible de l’espace et du temps qui, dès lors, ne communique plus avec rien. La photographie reste une figure de la solitude. Est-ce pour cela que Olga Kaloussi est également cinéaste ? Dans ses films, l’image défile continue. Tandis que le cadre photographique bloque tout accès au mouvement, il ne se développe qu’en fragments. L’image photographique a-t-elle droit de cité dans la durée ? Ainsi, une image seule où s’isole la présence, où stoppe le temps, où la mémoire du sujet rejoint son futur, devient l’expression du contrat que Olga Kaloussi passe avec le réel. Autrement dit : comment la photographie s’échappe-t-elle d’elle-même ?
Dans ses travaux antérieurs, l’artiste a déjà approché les possibilités de sortir du cadre de l’image fixe. Olga Kaloussi décline pour cela des associations écriture/image où le texte et la photographie se répondent en créant des fictions, et au fil d’une telle permanence des mots, des citations d’écrivains grecs apparaissent dans le projet Griechenland 2000 : le débordement de la photographie est à l’œuvre.
Cristallisation du processus photographique, le polaroïd joue, maintenant, avec un paradoxe dans l’œuvre d’Olga Kaloussi : synthèse par définition des procédures de l’image, il est devenu le matériau de la complexité du regard. Avec des colorisations par retouches, par dessins, avec des superpositions de dimensions, de formats, de cadres, avec des éléments hors-champ, des jeux de reflets, des miroirs faisant sortir de l’image dans l’image, avec des séquences narratives et des mises en scène, les polaroïds d’Olga Kaloussi subvertissent les marges de la photographie. Sortie du cadre qui se produit aussi à travers les métissages des lieux lorsque des paysages improbables et fantasmagoriques fusionnent, allégoriques. Mais s’agit-il alors d’un travail prospectiviste qui utilise toutes les combinatoires de la photographie pour sortir de ses limites ? Ou, inversement, d’un travail qui toujours marquerait un retour ?
Spéculaire chez Lee Friedlander, conceptuel et ontologique pour Michael Snow, matiériste dans les polaroïds de Knut Marron, cette histoire, on le sait, fait sortir l’image d’elle-même. Et pour Olga Kaloussi c’est d’abord un retour aux propriétés photographiques. Malgré l’impression qu’elles donnent de laisser jouer avec elles, les images d’Olga Kaloussi sont indéplaçables. Il y a quelque chose d’inaltérable en elles. Les approches de la photographie comme autre chose qu’elle-même sont forcément vaines. Et puis l’effet-retour existe aussi d’un point de vue géographique. L’essence des images d’Olga Kaloussi renvoie pour beaucoup à l’invisibilité de l’espace : à des mythologies helléniques lumineusement divulguées par une photographe née à Athènes en 1944 et résidant à Düsseldorf depuis la fin de la décennie 1970. Ce retour est encore une question de mémoire.
Olga Kaloussi conjugue une esthétique de l’intime, du corps et du temps. Réalisés à partir de polaroïds, ses travaux semblent participer des images virtuelles, réunissant dès lors la photographie et des formes qui pourraient être de synthèse. Ces œuvres proposent des intérieurs et leurs objets, des natures mortes, des pièces vides, silencieuses, des lieux qui semblent oubliés du temps. Depuis ces espaces intimes se développe un univers visuel inédit : images surexposées, dont les contours ont été repeints, baignant dans une lumière phosphorescente, elles dévoilent des volumes où des inscriptions sont rajoutées. L’ensemble informe alors de temporalités qui existent en amont et en aval de l’expérience de la vision de l’œuvre. En effet, la production de celle-ci participe de l’instantanéité des polaroïds et de la durée des interventions plastiques (écriture, dessin). Tandis que sa perception convoque la durée de la lecture de l’image et de ses inscriptions (La Chambre à coucher, The Dream is over…). Et s’il y a aussi éloge de la lumière (la photographie), on y trouve également la référence à la peinture (Olga Kaloussi a souvent évoqué son admiration pour Magritte, on pense également au chromatisme de Matisse). Où une étude sur l’espace résonne alors. Car toutes ces images ont des trouées : fenêtres ou formes rectangulaires qui citent le cadre dans le cadre de l’image. Et toutes développent des lignes dont l’envers et l’endroit se coagulent dans une vitesse immobile.
Le résultat démultiplie l’espace et le redouble d’une profondeur glissante, d’une fuite vers l’arrière du tableau aurait-on envie de dire devant ces nappes de couleurs qui s’esquivent et disparaissent. Principe de la tridimensionnalité des images virtuelles ? Et nouvel essai de sortie du cadre de la photographie, tandis que l’intimité de ce sujet pictural invite à la sensualité. La finesse des couleurs, leur luxuriance aussi, propose une autre piste de lecture au travail d’Olga Kaloussi : le corps. D’un point de vue charnel, onirique, mystique. Car cette recherche, si elle sacre la sensualité du corps, elle interroge préalablement les notions d’espace et de temps avec l’élément corporel : sa position dans les lieux, dans les axes horizontaux, verticaux, au gré des rotations. Le corps évolue vers une interrogation sur son propre mouvement, sur sa progression dans l’espace et dans la lumière dont il est le récepteur et le réceptacle. Ces corps, dont les personnages immobiles de Körperspuren exposent la nudité se déclinent dans des couleurs pourpres tandis qu’ils se détruisent lentement, méthodiquement. Les personnages de Körperspuren semblent détériorés par leur masque. Beauté des photographies dévorées par le temps, par leurs propriétés chimiques, celles des images. Et le corps, cette marque du temps, repère de l’espace dans l’espace, ce corps va jusqu’à se défaire de lui-même pour apparaître transcendé lorsque l’espace se révèle porteur de son reflet, de son mystère, de son ombre en son absence. Variation sur le corps comme élément de lumière, interlocuteur du regard et intimité du mouvement. Comme pour laisser fuir en vain l’image photographique.

A. C.

Site de Consultation :
Bibliothèque de l’École nationale supérieure d’art de Bourges.