Alexandre Castant

Broccolichi, Surfaces de propagation

Monographie

« Discrètes musiques » in Odile Biec et Philippe Franck, Pascal Broccolichi : Surfaces de propagation, dir. par, Monografik, coll. « Art », Blou, 2007.

La mise en perspective des rencontres, déjà anciennes, entre les arts plastiques et le son éclaire, en partie, la densité de leur débat actuel. Et une archéologie — au sens de Michel Foucault — du son dans l’art ferait alors étudier, dans l’histoire, les conditions d’émergence qui rendent possible sa constitution en tant qu’objet de savoir « sonore ». Où il apparaîtrait, par exemple, l’art des correspondances entre le visuel et le son qu’irriguent aussi bien la « mimêsis » (Aristote) que son déclin (Lessing), et encore les aventures symbolistes et mystiques de la peinture et de la musique du dix-neuvième au début du vingtième siècle (de Friedrich à Kandinsky). Si les avant-gardes historiques de la première moitié du siècle dernier contribuent ensuite à l’avènement plastique du son dans l’art, c’est qu’elles trouvent dans le bruit, la voix, ou encore le vol en éclats d’une certaine idée « classique » de la musique, une dynamique idéale pour nourrir leur joyeuse ou dévastatrice, mais toujours inventive, création de nouvelles formes (le Futurisme et L’Art des bruits de Luigi Russolo, la Ursonate de Kurt Schwitters, Fluxus et Joseph Beuys…).
L’histoire de la musique interviendrait alors, car elle a également pris soin avec la modernité, les avant-gardes musicales et les révolutions technologiques, de travailler au corps sa propre ouverture signifiante, de rendre le son autonome et indépendant de toute écriture, de tout langage, de le faire penser et apprécier « tel quel »… Pierre Schaeffer, John Cage ou encore Karlheinz Stockhausen ont œuvré dans ce sens, laissant de fait l’accès libre à des expériences plastiques dont l’art saura vite se saisir.
La suite nous est plus familière, car nous sommes ses contemporains, mais si l’expérience de l’écoute s’ouvre à toutes sortes de médiums audio-visuels (création radiophonique ; histoire du cinéma « moderne », bien sûr, qui fait interagir sur le même plan sémiologique l’image et le son ; la vidéo dans l’art…), l’archéologie devient vertigineuse. Les signes s’y nourrissent constamment de l’époque de laquelle ils participent pour être redéfinis. Dans l’histoire et contre elle.

Machines (utopiques)
Dans quatre œuvres récentes de Pascal Broccolichi, des sculptures imposantes, quand elles n’étaient pas monumentales, étaient proposées comme autant d’étranges machines, immobiles, sidérantes de gravité, discrètement et continuellement sonores. Dans Dial-O-Map 25° (CapcMusée, Bordeaux, 2005) un gigantesque volume occupait la nef du Musée. Blanc jusqu’à la phosphorescence, il procédait autant de la piste d’aéroport que de la plate-forme de skate-board, c’est-à-dire qu’il retenait en creux une dynamique sémiotique faite de signalisation ou de bruits assourdissants. Son architecture y apparaissait comme un vaisseau expérimental qui aurait diffusé de l’espace au lieu de s’y mouvoir, comme une monumentale machine à produire du son… L’année d’après, en 2006, lors du festival d’art sonore City Sonics et dans le bel espace brut et énigmatique de La Machine à Eau, Pascal Broccolichi présentait Sonotubes, une sculpture faite de tubes blancs qui semblaient cette fois parcourir et relayer des lieux invisibles, une cartographie imaginaire, en diffusant aussi bien des sons de synthèse que des enregistrements de déserts. Enfin, et toujours dans le même festival, mais en 2007, Hyperprismes est constitué d’un dispositif auto-génératif : deux grands prismes sont installés comme deux antennes paraboliques en vis-à-vis et diffusent une sonorité produite par les algorithmes des dessins 3D qui forment leur entourage. Autour de ces pavillons acoustiques qui semblent l’aimanter, l’absorber presque, cette série de dessins numériques constitue donc une espèce de cabinet de curiosité, intitulé Micropure, qui représente des machines entre futurisme, constructivisme et science-fiction… Imaginons : des soucoupes volantes, des vaisseaux spatiaux, des plates-formes pétrolifères, des centres de recherche scientifique et secrète, des voilures de bateaux, de magnifiques aérostats « montgolfières ». En fait, archives d’ébauches préparatoires à des œuvres en quelque sorte à venir, ces dessins figurent des objets qui captent des ondes ou les diffusent… Et leur inventaire, digne de celui des cartes postales énumérées dans Les Carabiniers de Jean-Luc Godard, pourrait également être consigné dans d’autres installations comme Loop, 2007. Dans cette œuvre, dont le mouvement organique comme le titre évoquent aussi les métamorphoses de Loplop de Max Ernst, les dessins forment cette fois une ronde autour de l’objet circulaire qu’ils structurent. Nouvelle machine-sculpture, autre élément sonore immobile et un rien inquiétant, qui diffuse en continu des sons tandis que les sons, continuellement, ont procédé de l’histoire de ces machines extravagantes. Ainsi, ayant appliqué les lois de l’optique à celles de l’acoustique, et faisant des rapports harmoniques en musique la traduction de l’harmonie cosmique, Athanase Kircher élabore dans Phonurgia nova (1673) l’une des premières descriptions du porte-voix. Et, au XVIIIe siècle, le mathématicien jésuite Louis-Bertrand Castel conçoit un clavecin oculaire qui doit produire des
« tapisseries harmoniques », des couleurs en lieu de sons, également basées sur la numérologie, exprimant la mécanique dans un prodigieux spectacle. D’autres expérimentations idéales de machines visuelles et sonores sont imaginées, par exemple, avec le piano optophonique de Vladimir Baranoff-Rossiné (1922-1923) où filtres lumineux, éléments d’optiques et projecteur constituent un piano qui, pouvant interpréter une infinité de motifs musicaux, produit une féerie de couleurs et de formes, abstraites ou concrètes, statiques ou en mouvement, ou encore, différemment cette fois, avec le concert de Bakou, en 1922 en Russie, où, dans la perspective d’une musique prolétarienne d’après 1917, le projet du musicien Arsenij Avraamov utilisait toutes formes de bruits machiniques, considérés comme des instruments issus de l’industrie et de l’armée, et composait une œuvre pour sirènes de brume de la flotte de la mer Caspienne, sirènes d’usines, chœurs, régiments d’infanterie, section de mitrailleuses…
Dès 1921, Luigi Russolo avait quant à lui mis en œuvre d’étranges machines sonores, musicales, poétiques et merveilleuses, inspirées par les dessins de Léonard de Vinci mais également ancrées dans les métamorphoses techniques de leur contemporanéité : les Intonarumori sont des pavillons acoustiques lourds et aériens, immobiles et immatériels, qui préfigurent sans doute l’intérêt pour les enceintes acoustiques qu’aura l’art contemporain (de Gary Hill dans Médiations [1979-1986] aux pavillons précisément énigmatiques d’Hyperprismes). Il existe donc une autre entrée dans l’histoire du son dans l’art, celle de l’invention de machines, poétiques, visionnaires ou prospectivistes, dont l’œuvre de Pascal Broccolichi semble être une nouvelle étape à l’ère des images 3D, de l’architecture virtuelle et du son numérique. D’un point de vue global, faite de précision, d’imprécision, conçue comme une chorégraphie d’orfèvre, autoritaire ou oppressante, de lignes graphiques, industrielles, d’univers stricts et aseptisés comme potentiellement déréglés, la machine porte toujours en elle le mythe d’une mécanique, savante, occulte, qui défie l’espace et le temps comme si chaque machine était une métaphore, comptable ou ludique, des aiguilles d’une horloge ou du défilement digital du temps, et d’une relation ambivalente (masculin, féminin) à un autre espace. Machines utopiques, mais aussi utopie de la machine qui, à travers l’image et le son, révèle une expression féerique, obscure, cruelle ou savante, de l’imaginaire,
de la démesure, de l’autorité et de la liberté, créant ainsi, du point de vue sonore, un espace de
rencontre entre sons acoustiques et primitifs, et architecture ou technologie. Où l’histoire visuelle,
sculpturale et plastique du son procède, également, d’une autre utopie des procédés audio : la part
d’étrangeté des machines-sculptures de Pascal Broccolichi semble émerger d’un temps suspendu
enregistré.

Photographie, phonographie
Pascal Broccolichi photographie et ses photographies exposent le caractère iconique d’un projet dont elles soulignent, aussi, l’aspect trans-médiums : son bien sûr, mais aussi dessin 3D, sculpture… Or l’acte photographique renvoie, extraordinairement, au domaine sonore à travers deux notions esthétiques. L’enregistrement, d’abord, puis la classification, l’inventaire. Il y a ainsi, en premier lieu dans la pratique sonore de l’artiste, la captation du réel : « C’est toujours la même méthode qui m’accompagne aujourd’hui, développe Pascal Broccolichi, des antennes réceptrices, un micro parabolique, un appareil photo avec lesquels j’enregistre et je photographie chaque zone à des intervalles de temps réguliers et déterminés en fonction de la superficie de la région (1) ». Avant de conclure significativement : « L’objet central de ma pratique phonographique se traduit généralement par un acte de captation (2). » Capter, enregistrer… La photographie comme le phonographique ont une même relation au réel qu’ils fixent (l’histoire des machines, encore). Et puis, il y a l’inventaire ou la classification des signes, et cette dimension est sans fin, sans mesure : utopie abyssale.

[…]

Or, cette poétique de l’inventaire absolu n’est-elle pas à l’œuvre dans l’enregistrement sonore ? Cette collection utopique de signes sonores, les méthodes d’enregistrement analogique puis numérique n’en ouvrent-elles pas sans limites les possibles ? « Le cabinet de dessins Micropure, écrit Pascal Broccolichi dans le texte Surfaces de propagation, de même que les blocs de sons diffusés dans les Sonotubes, toute cette base que j’entretiens procède de la même démarche. Réunir dans chaque catégorie, des espèces qui présentent des caractères communs.
Mettre en place des principes et des règles de classification et de valeur, analyser, comprendre et gérer un environnement en perpétuelle reconstruction. Ma technique d’occupation de l’espace d’exposition se calque sur ces mécanismes, le rôle de la collection venant augmenter l’impression que les récits imaginaires qui s’en dégagent sont flottants et indéfinis, qu’ils résonnent avec les Sonotubes, sans pour autant que l’un accompagne l’autre. » Le titre Dial-O-Map 25° l’énonçait, il s’agit d’une typologie pour une cartographie des sons dont l’artiste établit l’inventaire, en l’occurrence dans un musée, mais aussi, ailleurs, en arpentant les déserts de la planète, ou encore à travers la constitution d’Atlas Lambda, une sonothèque qui regroupe sur supports CD audio une collecte d’enregistrements, commencés en 1991, et conduits sur plusieurs années d’écoute des différents spectres d’ondes radio. Même absolu de l’impossible saisie universelle des signes, sonores en l’espèce, même essai toujours réitéré de collection stellaire, même poétique de l’inventaire, de la classification, de l’archivage en aval et en amont de la saisie des sons. Capter, enregistrer, classer, inventorier…

[…]

Et les œuvres de Pascal Broccolichi le traitent, ce monde encyclopédique et virtuel, insaisissable et poétique, visionnaire et déjà révolu, celui de l’écoute incandescente et de l’invention des formes qu’elle produit : l’imaginaire des sons discrets qui, dans les silences, font nos mondes.

A. C.

1. Pascal Broccolichi, « Entretien Thierry Davila/Pascal Broccolichi » in Dial-O-Map 25°, CapcMusée d’art contemporain de Bordeaux/Fage, Lyon, 2005, p. 8.
2. Ibid., p. 12.

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