Alexandre Castant

Patrice Carré, Loin hop

Monographie

« Le silence des haut-parleurs, entretien avec Patrice Carré » in Patrice Carré, Loin hop,
avec des textes de Patrice Carré, Catherine Elkar, Lise Guéhenneux et Emmanuel Latreille, Tombolo Presses, Nevers, 2020.

Entretien avec Patrice Carré : Le silence des haut-parleurs [début de l’entretien]

A. C. : À l’École des beaux-Arts de Caen, où tu étudies à la fin de la décennie 1970, tu rencontres les musiciens expérimentaux de DDAA (Déficit Des Années Antérieures, mais, qui peut aussi se lire DADA…), qui, de deux ou trois ans tes aînés, y sont eux-mêmes étudiants. Avec ce groupe, tu découvriras alors le monde des musiques en quelque sorte inclassables. Peux-tu nous parler de cette rencontre avec DDAA, des découvertes qu’elle a initiées ou, aussi, des collaborations que vous avez eues, ultérieurement, ensemble 

Patrice Carré : Les choses se passent ainsi, je crois me souvenir, un souffle nouveau passe à l’École des Beaux-Arts de Caen au moment où j’y entre : c’est un heureux hasard, et je crois que c’est dans ce mouvement d’ouverture que je me lie, facilement, avec les nouveaux membres de DDAA (Jean-Luc André, Jean-Philippe Fée, Sylvie Martineau-Fée), et, tout naturellement, je vais assister à leurs premiers concerts bien décapants.
Par la suite, on échangera de nombreuses informations musicales ; enfin, c’est plutôt moi qui commence à comprendre tout un pan underground de l’époque et, bien sûr, je deviens auditeur de toutes sortes d’affaires sonores hors-normes. En même temps arrivent en effet la new-wave, la cold-wave, la musique industrielle, mais DDAA a pris un chemin d’emblée appuyé sur un socle conceptuel (hyper-souple…) qui est un mélange de post-rock, de poésie sonore, bâti sur des fictions et des voyages inventés… À travers leurs premières K7 auto-produites, au support cartonné et sérigraphié à la main, DDAA invente un univers fait de longues plages sonores, de bruits, de langages utopiques et d’exotismes revisités. C’est une musique hirsute… Anti-musique (le groupe Can et la musique de Sun Ra sont un peu en arrière-plan aussi) qui s’imprègne dans le récit et les occurrences du monde local caennais : trains, usines, etc. Il m’arrive ainsi de participer à la réalisation de photos pour des images éditées dans certains de leurs disques, car, il faut aussi préciser que, quasiment jusqu’à mon diplôme, je vais uniquement exploiter le médium photographique. C’est à la fin des années 1980 seulement, début 1990, que je vais utiliser du son dans certaines pièces, et je fais alors mes premiers mixages chez Illusion Production, nom du label de DDAA, qui produira un CD, en 2003, reprenant ainsi certaines de mes bandes sonores pour des sculptures et des installations Collection Bruit Son Petit son volume 2.

A. C. : Cette découverte est donc celle d’un monde sonore en aventure. Peux-tu nous parler de cette constellation musicale comme des écoutes, ultérieurement je crois, que tu as faites avec tes étudiants de l’École Supérieure d’Art et de Design Marseille-Méditerranée de ce monde sonore expérimental ?

Patrice Carré : Je crois que certains concerts m’ont marqué, comme ces allers-retours depuis Caen vers une salle de concert à Rouen : l’Exo 7, où j’ai assisté à un très beau concert de Tuxedomoon en 1983. Des concerts à Paris également comme PIL Public Image Limited, et le premier concert en France de The Residents, à Poitiers, toujours en 1983, m’ont également impressionné. J’oscillais donc entre le monde de la poésie sonore très alimenté par Joël Hubaut à Caen, et son lieu Nouveau Mixage/Mixage International, et un monde musical de type post-rock. Mais apparaissent aussi dans cette constellation le groupe Un Département (constitué d’amis de DDAA qui leur a également produit un disque), Pascal Comelade et son groupe le Bel Canto Orchestra, dont d’autres amis de l’époque ont organisé un concert à Caen, et un peu plus tard Pierre Bastien, et puis des anglais comme : The Legendary Pink Dots pour lesquels Illusion Production a encore produit un disque ou Brian Eno, très présent comme figure tutélaire à cette période, et son label Obscure.
Tu vois, je suis, d’un point de vue chronologique, finalement plus proche d’une histoire post-rock que de celle de certaines expérimentations sonores, allemandes par exemple, et de leur orthodoxie rigoureuse nommée art sonore, sauf bien sûr avec l’artiste Rolf Julius dont j’étais proche ! Il n’en demeure pas moins que les arts sonores m’ont, immédiatement, intéressé pour leur façon d’utiliser la matière sonore comme un médium qui peut s’apparenter aux arts plastiques, dans un usage très lié aux installations, par exemple, ou dans la veine des grands moments de l’art conceptuel. En disant cela, je pense, évidemment, à Christina Kubisch et à la scène artistique berlinoise de ce territoire. Ou, encore, à la scène de l’avant-garde américaine, plus ancienne et new-yorkaise en particulier, à La Monte Young pour qui le bouddhisme, par ailleurs, tient une place prépondérante dans son processus créatif minimal et silencieux.

Différemment, en ce qui concerne les séances d’écoute à l’École Supérieure d’Art et de Design Marseille-Méditerranée, réalisées début 2000, nous avions alors constitué avec Lucien Bertolina, musicien issu de l’électroacoustique, membre fondateur du GMEM (Groupe de Musique Expérimentale de Marseille), et, en charge du studio son de l’École, un programme très ouvert, assez éclectique. C’était, disons, une timeline partant des grands moments de la musique concrète, et de Karlheinz Stockhausen, John Cage, Mauricio Kagel, pour suivre un parcours où apparaissent des figures inventives, issues d’un autre genre de post-rock, celui des années 1975-1980, avec une compositrice comme Laurie Anderson, par exemple, mais aussi avec des musiciens tels que Lou Harrison, John Adams, ou encore le grand expérimentateur Harry Partch lui aussi constructeur de ses propres instruments. Et encore bien d’autres créateurs de jonctions image/son, comme Christian Marclay. Cela nous a permis, à notre façon, d’inscrire notre cours dans une histoire, sonore, depuis la seconde moitié du vingtième siècle. Il y avait aussi, bien sûr, des disques et des documents de la poésie sonore, ainsi que des éléments d’actualité comme, par exemple, les œuvres de William Basinski, Robin Minard, Pierre Berthet, Pierre-Yves Macé ou eRikm, ainsi que des situations d’écoute proposées par les étudiants eux-mêmes. Nous avons, à plusieurs reprises dans ce contexte, encouragé et soutenu des étudiants à passer des diplômes dont la démarche était avant tout sonore et/ou musicale. Nous avons, également, organisé des expositions, et, invité un grand nombre de personnalités à venir parler de leur travail, que ce soit du côté de la musique, de la radio, ou de la création sonore dans le champ des arts plastiques et de sa théorie.

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