Alexandre Castant

Stefan Shankland

Préface

« Stefan Shankland » in Stefan Shankland, Publication de la Galerie Édouard Manet, Gennevilliers, 2000.

Réalisé en 1995, Transform est un panneau brodé réversible. Sur la face avant du canevas, un fil de laine mohair suit une trame, par derrière, ce même fil en livre une autre : des lettres composant
« Trans » et « Form » ont été tissées. Non seulement Transform est techniquement réversible, mais le mot, que cette pièce finalement expose, évoque une sémantique de l’intermédiaire, une image littérale et figurée du renversement. Envers ou endroit ? Positif ou négatif ? Ce panneau brodé, art de la lenteur et du geste répété, espace immobile qui n’existe qu’à travers le mouvement d’un fil, ne crée pas une image de la dualité mais, au contraire, trouve dans la dualité de la forme le principe de l’image : Transform n’en propose-t-il pas l’enseigne ?

Les travaux de Stefan Shankland procèdent, d’abord, d’une poétique de l’image. Ainsi, dans Tout sur tout ou dans Camouflage, installation et sculpture de 1997, l’artiste développe l’interrogation classique des apparences qui recouvrent, font disparaître ou révèlent la réalité.
Fundamental image I & II, installations réalisées en 1998, exposent quant à elles une question de poïétique : l’image en tant que processus créatif est explorée.
Parmi les composantes de Fundamental image I, un moniteur vidéo présente des cartons d’invitation et des couvertures de magazines qui ont été filmés en rotation. Appréhendés comme un matériau plastique, ils relèvent autant de la prolifération des images, citant l’histoire de l’art et des formes, que d’une interrogation sur l’un des statuts contemporains du visible : sa relation avec le son. En effet, les cercles que ces images composent en tournant, n’évoquent-ils pas un haut-parleur où le sonore apparaîtrait comme une figure adhérant à l’image ? La dimension métaphorique de celle-ci, son pouvoir d’en créer une autre qui lui est mentalement associée, en l’occurrence celle du son, procède de l’expérimentation poïétique du monde visible
contemporain : sa liaison avec le monde sonore. Cette vidéo la commente et la critique. Et Fundamental image II en met en scène une autre figure : à l’intérieur d’un trou, dans un miroir qui le surplombe, un appareil photographique se reflète dans le chaos.
Mur recouvert de photographies variées, multiples, le « mural-photographique » que Le Corbusier réalise à la Cité Internationale Universitaire de Paris, dans le Salon Courbe du Pavillon Suisse, et dont la construction s’achève en 1933, scandalise avant que Hitler, en 1940, ne le fasse arracher. Ce n’est qu’en 1948 que Le Corbusier le compose à nouveau pour le nommer, devant l’accueil que la critique lui réserve, « La Peinture du silence ». Dans ce Pavillon, en mémoire de ces images et comme un dialogue des œuvres entre elles, Stefan Shankland réalise en 1997 Tout sur tout, empilement de signes et de formes, expression poétique et historique d’une coupe géologique du visible. À l’instar de la bande d’images qui, en 1992, produit le support horizontal de In two minds, des cartons d’invitation et des couvertures de magazines de Fundamental image I, ou encore des flux visuels de Structure COPE, monumentale installation conçue en 2000, Tout sur tout s’organise au regard de « La Peinture du silence » du Corbusier dans une œuvre qui récupère les images, les cite, les insère dans sa dynamique, les convertit. Au cœur du projet de Shankland réside une interrogation sur l’image immatérielle et absolue, moins l’image que son idée, et que dissimulerait, secrètement, la figure circulaire et creuse, désirante et vide, de la bouche (Fundamental images I) ou du trou (In & out, Fundamental image II).

Transform délivre donc une pièce emblématique ; sur le même principe, In & out, installation de 1995, en propose une autre symboliquement surcodée. In & out, où les changements de lumière déterminent le dispositif, où la tension et l’émotion des images qui la composent sont intenses,
In & out propose à nouveau un travail sur la réversibilité et les interfaces. Des panneaux, cette fois composés d’images perforées, activent une double lecture selon le lieu où le regard se tient. Où sont les perforations ? Et quelles formes composent-elles ? Les panneaux de In & out évoquent, selon la vision du spectateur, une arène, un théâtre baroque ou un ciel étoilé. Approche constante de l’artiste, ces trous dans le plein de l’image engendrent, à leur tour, des lieux déclinant l’ouvert et le fermé, le vide et le plein, le positif et le négatif du blanc des étoiles sur le noir du ciel… Ces espaces, de l’intermédiaire et du renversement encore, proposent une traversée de l’espace mental et des images qui s’y reflètent : signes en suspens, flottant, immatériels et pourtant si concrets. Ils mettent en scène l’abîme et le vide effarants que le monde visible ouvre, la vanité de la restitution mimétique, l’aporie de la perception.
Le spectateur découvre alors At the back of my mind, installation de 1997, par le dos de l’œuvre :
une saturation de matériaux, qui sont à l’origine de sa construction, apparaît d’abord. De l’autre côté — il faut contourner la pièce, se retourner pour voir : à nouveau réversibilité —, des images vidéo sont projetées. Elles représentent des formes organiques, visqueuses, désagrégées ou évaporées, qui prolifèrent, portées par une couleur grise qui se réfère, possiblement, au passage de la texture argentique au scintillement numérique. Plus tard, en 1998 à la Cité Internationale Universitaire, dans Chambre 105, des photographies d’une matière organique, compressée dans l’architecture minimaliste du Corbusier, seront encore de couleur grise. Répétée dans son œuvre, la symbolique du gris condense, pour Stefan Shankland, l’histoire de l’art moderne : histoire de la ligne et de la courbe, traits en mouvement comme en un liquide humoral, mais aussi du chaos visuel dont la surface photographique de Fundamental image II propose l’expression.

Pour composer Fundamental image I, l’artiste a collecté dans son atelier des matériaux hétérogènes et bruts, des blocs, des moulages en plâtre qui, présentés tels quels ou empalés les uns sur les autres, font passer des volumes au statut d’icône. Inversement, si Shankland fait modeler par la lumière Transform ou In & out, ces pièces, habitées par l’idée d’image et devenues bidimensionnelles, gardent la question du volume comme perspective. Toujours dans Fundamental image I, une vidéo montre une bouche qui mâche des images, des surfaces afin qu’elles deviennent un volume filmé en plan fixe : une boule de papier glacialement extatique. Comment l’image devient-elle espace tridimensionnel ? Structure COPE (Chaos Organising & Presentation Element ou Collect Organise Present & Evaluate) y répond en partie. Des images collées sur d’épaisses lattes de bois composent un monumental volume procédant autant d’une perspective rigoureuse que d’une armature futuriste.
Cadres en abyme et lignes de fuite en soulignent le projet : faire de l’image une structure qui s’avère être l’image elle-même. Or, ce volume connaît un effet en retour, qui apparaît comme le contre-effet classique de la représentation, sa variation sur l’absence. Les images composant Structure COPE semblent en effet voler en éclats pour découvrir une poétique de la surface, du plat, de l’écran. À moins que le modèle virtuel ou numérique ne soit l’enjeu de ce volume ? In two minds et Structure COPE sont des pièces constituées d’images fixes insérées dans un flux : figure de la circulation, de la mobilité et de l’information, d’un réseau sans fin. L’image, en tant qu’esthétique de la vitesse, équivaut à l’esthétique de la vitesse de l’image actuelle. Pourtant, par-delà la prolifération visuelle, la dynamique de son agencement, ses percussions que ces œuvres mettent en scène, par-delà encore la mise en conflit des motifs de chaque image avec la ligne de flux dans laquelle ils s’inscrivent, une sidérante mobilité s’opère : la contemplation linéaire du chaos.
L’armature de Structure COPE se constitue de bandes d’images récupérées : photographies, dessins, lettres et signes mis ensemble, parallèlement, perpendiculairement, agencés dans la suite, le flux à l’instar des lignes rouges, vertes, jaunes, bleues que cette structure compose. Les fonctions de l’image d’art (esquisses, visions de l’atelier, reproductions, cartons d’invitation retraçant le parcours de l’artiste) sont également exposées, décontextualisées, mises en série dans un flux d’autres images, d’autres temps figurés dans ce volume. Mais dans ce réseau et ce tunnel ouverts quelle est la logique de l’agencement des images ? Graphiques, chromatiques ou thématiques lorsqu’il s’agit des travaux de l’artiste ; abstraites ou organiques, ces images, rébus ou puzzle, sont à reconstituer quand le terme « L’Absence » apparaît comme leur ontologie.
Car cette œuvre expose aussi des images de mots. Extraordinairement présents, notamment dans les inscriptions des cartons d’invitation, les mots portent autant la fluidité du langage que le nomadisme urbain de cet artiste qui, entre Londres et Paris, appartient à plusieurs langues, plusieurs sonorités, à différentes combinaisons de lettres. Ainsi la projection SDF, 1997, jouant de l’instabilité sémantique, décline indéfiniment les mots qu’annoncent précisément ces trois lettres, et, dans Fundamental image I, la bouche n’est-elle pas déjà le lieu du langage ?
Il pourrait enfin être question d’une bande-image, à l’instar de ces bandes-mots qui, phylactères dans l’histoire de la peinture, font régulièrement effraction dans le visible. Une bande-image comme, du point de vue cinématographique, il existe une bande-son : un réseau signifiant, mis en forme comme tel, autonome et lié à. Une bande-image, comme une bande-son ou une bande-mot, qui, permutant sans fin les signes et leurs possibilités signifiantes, déroulerait la seconde nature du monde.

A. C.

Site de consultation :
Bibliothèque de la Maison Européenne de la Photographie, Paris.