Alexandre Castant

Tanguy Clerc, Laps

Préface

« Les inventions (visuelles et sonores) de Tanguy Clerc » in Tanguy Clerc, Laps,
Espace d’Art contemporain Camille Lambert Éditeur, Juvisy-sur-Orge, 2021.

 

                                         Les inventions (visuelles et sonores) de Tanguy Clerc

Bruits machiniques ou sculptures sonores ? Le spectateur, basculé dans l’expérience de l’écoute, se pose d’emblée cette question face à l’univers de Tanguy Clerc : est-il un inventeur de bruits utopiques ? Un révélateur de la poétique sonore des machines ? Ainsi, les trois pièces majeures, qui constituent l’exposition de Tanguy Clerc, comme leurs titres énigmatiques et intrigants (Sur les traces du Bronteion, L’espace d’un instant et Crinoïdophone) invitent à explorer, outre la tradition des machines sonores, et, dans une certaine mesure celle de l’image et du son, les notions de fabrication, de matière, peut-être de fiction ?

Machines, archaïques, soniques
C’est l’une des traditions des arts sonores : les machines et les objets y forment un archipel de l’utopie des sons. Comment, en effet, ne pas considérer comme fécondes et initiatrices les expériences de Pierre Schaeffer expérimentant le photogène à clavier et sa transposition chromatique du son dès 1950, ou, ultérieurement, l’assemblage de mécanos pour construction musicale de Pierre Bastien, son Mécanium, qui cite Raymond Roussel ? Or si les machines sonores résultent de manipulations variées (bricolées, primitives, technologiques, numériques, savantes), elles ouvrent, toujours, sur de nouvelles représentations de l’espace et du temps.

Cette dimension traverse toutes les œuvres de Tanguy Clerc, présentées dans le cadre de l’exposition Laps de l’Espace d’art contemporain Camille Lambert de Juvisy-sur-Orge, et, en premier lieu, Sur les traces du Bronteion. Conçue quand il était étudiant à l’École des Beaux-arts du Mans (2016), sans cesse développée et augmentée depuis, Sur les traces du Bronteion procède d’un dispositif précis. Ainsi, cette œuvre en forme d’orchestre mécanique est composée de dix modules acoustiques, construits à partir d’objets de récupération (machines à écrire, machines à coudre, platines vinyles ou ventilateurs…) que déclenchent des images, sur un écran et par un procédé électronique. Or, en général, c’est plutôt l’inverse qui s’opère : traditionnellement, c’est le son qui donne à entendre l’image… Sur les traces du Bronteion est, au contraire, ici, un film qui fait office de partition pour les sonorités, aléatoires et potentiellement infinies, qu’il active… Dans une tradition « plasticienne » de la notation musicale, c’est-à-dire autant figurative et visuelle qu’indicatrice de notes à interpréter (de John Cage à Cornelius Cardew, de Cathy Berberian à Christian Marclay), et, comme si le bruiteur de l’histoire du cinéma avait soudain changé de place, la vidéo est elle-même le point de départ du son dans Sur les traces du Bronteion.

À cet égard, il faudrait en revenir au titre sibyllin de la pièce et au « bronteion » qui, dans le théâtre antique, est une machine à « tonner », le plus souvent constituée d’un tonneau de pierres roulant sur une feuille de métal. Cette référence à un son, qui serait « premier » dans l’histoire de la représentation, c’est-à-dire un son fondateur et archaïque, donne à penser la texture ou la granularité élémentaire du sonore, sa fabrication initiale et ses apparitions « mises en scène ». De plus, si les images abstraites de Sur les traces du Bronteion existent à l’état de signaux à décoder et à traduire en sonorités, elles demeurent, par principe, un événement visuel. En l’occurrence, la projection d’images d’imprimeries, offset ou numériques, fait appréhender le dispositif de cette installation comme une possible fiction, celle de l’histoire des signes : textes (livres), images, sons.

[…]

Constituée de différents bocaux en verre dans lesquels, séparément, ont été déposés de la semoule, du polystyrène ou de la sciure de bois que, à chaque fois, différents petits mécanismes (micro-ventilateurs ou moteurs rotatifs) font entrer en mouvement, L’espace d’un instant offre un pluriel d’interprétations à leur écoute. Celle de l’histoire des arts sonores, d’abord, dans laquelle s’inscrit la mise en mouvement audio du contenu des bocaux en verre, entre bruit des choses du quotidien, micro-secousses et boucle numérique. Tel un cycle sonore dans le rythme lui-même : un dispositif audio en miroir et réflexif s’y perçoit, étrange et délicat. Ce faisant, les expériences passionnantes de Tanguy Clerc sont, ensuite, à relier à Empty Vessels de Alvin Lucier, ces vases vides dont l’artiste expérimentait le silence (1997), ou à l’esthétique des enceintes acoustiques auxquels Tanguy Clerc est contraint, en ces temps de Covid-19, d’avoir recours (initialement, des casques audio accompagnaient l’exposition, ils sont hélas impossible à manipuler en cette période de mesures sanitaires). Mais il est, aussi, possible d’analyser et de repérer, dans L’espace d’un instant, les figures de l’artiste inventeur… Initiateur d’une poésie précaire, modeste, « bricolée » à l’instar d’une poétique du quotidien (Robert Filliou ?), ou explorateur de la matière sonore. En effet, le mouvement de rotation rapide de la semoule, du polystyrène ou de la sciure de bois fait découvrir, dans ces différents bocaux de verre comment autant de tubes éprouvettes musicalisés, de magnifiques groupes de sons au fil d’une typologie bruitiste qui les inventorie : sons « aigus » de la semoule, « ouatés » du polystyrène, « pluvieux » de la sciure de bois… Enfin, on le voit, il y a l’interprétation fictionnelle… Pour cela, il faut activer une expérience et s’imaginer écouter L’espace d’un instant dans l’obscurité… Les sons semblent décoller de ces bocaux phosphorescents comme autant de petits vaisseaux spatiaux, élémentaires, fragiles. Quand, soudain, le récit s’arrête… Quelque chose l’a bloqué dans l’imaginaire, certes, mais quoi ? Une sonorité en boucle ? Comme une ritournelle ? Seule reste la matière sonore, sa perception, et notre immersion dans son monde, ses trouées basses ou sèches, ses cavités, ses micro-événements.

Avant la fiction
La collection de cassettes magnétiques de Tanguy Clerc Alcôve Tapes qui, pour sa première édition en 2019, reprenait les sons produits dans le cadre de Sur les traces du Bronteion, est accompagnée d’illustrations de Lucas Burtin. Ces dernières semblent, précisément, s’arrêter avant l’envol de l’imaginaire, stoppant toute fiction… Dans cette logique, la série Crinoïdes fous est constituée de bandes magnétiques de K7 en suspens dans une huile minérale (le crinoïde étant une classe d’animaux marins, comme les étoiles de mer ou les oursins, qui ont les formes d’une plante : ses racines, sa tige en rameaux. Bref, les crinoïdes ont les formes d’une algue comme des bandes magnétiques…). Des micro-moteurs, dirigés par des cartes électroniques pour produire un mouvement aléatoire, en divulguent alors le déplacement immobile… Comment leur imaginer une suite narrative ? Cette étrange question fictionnelle, Crinoïdophone de Tanguy Clerc, œuvre réalisée avec Tristan Dubus en 2021, la pose autrement… Une bande magnétique y est émergée, dans un tube de plexiglas de deux mètres de hauteur et empli d’eau, quand plusieurs têtes de lecture de magnétophones, coulées dans de la résine, en lisent les enregistrements sonores qui demeurent énigmatiques, secrets, imprévus, sans prédiction…

Il y a donc, dans Laps, des machines, des rythmes percussifs, du silence, des actions sonores enregistrées et de l’incongruité, de la fabrication savante et archaïque, de la poésie, une économie de moyens, malgré tout, et des fictions inachevées : la projection mentale de leurs petits « ballets mécaniques ». Dans L’Invention de Morel en 1940, récit aux confins de l’imaginaire des machines, visuelles et sonores, et de l’hallucination, Adolfo Bioy Casares souligne sans fin la magie et la polysémie des signes que toute simulation active : « Ces murs, explique le narrateur, […] sont des projections des machines. Ils coïncident avec les murs construits par les maçons (ce sont les mêmes murs enregistrés par les machines, puis projetés sur eux-mêmes). Là où j’ai brisé ou supprimé le premier mur, il reste le mur projeté. »

                                                                                                      Extraits de la préface de A. C.

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<Tanguy Clerc, Laps>