Alexandre Castant

Immatériels, images, sons, mondes…

Catalogue

« Immatériels, les images, les sons, les mondes… ou ce que nous avons perdu » in Paul di Felice, Enrico Lunghi, Pierre Stiwer The 90s : A Family of Man ? Images de l’homme dans l’art contemporain, Casino-Forum d’art contemporain, Luxembourg, 1997.

Œuvres de Faisal Abdu ’Allah, Nobuyoshi Araki, Dominique Auerbacher, Lewis Baltz, Christian Boltanski, Nancy Burson, Clegg & Guttmann, John Coplans, Eileen Cowin, Rineke Dijkstra, Sinje Dillenkofer, Véronique Ellena, Patrick Faigenbaum, Roland Fischer, Alain Fleischer, Katrin Freisager, Jean Louis Garnel, Nan Goldin, Hans Haacke, Roshini Kempadoo, Leslie Krims,
Marie-Jo Lafontaine, Inez van Lamsweerde, Walter Niedermayr, Orlan, Fabrizio Plessi, Jean Rault, Patrick Raynaud, Andres Serrano, Beat Streuli, Thomas Struth, Wolfgang Tillmans, Oliviero Toscani, Yves Trémorin, Nick Waplington.

Immatériels, les images, les sons, les mondes… ou ce que nous avons perdu

1
Lorsque William Gibson écrit Neuromancien, le roman fondateur du cyber-espace (1), il relie à la musique la description d’un monde futuriste d’ordinateurs en réseaux. Préexistant à ce nouveau type de sociétés, un espace articulerait le son sur de nouvelles formes. L’enjeu serait alors leur liaison. Ainsi dans l’installation de Sarkis Le décalage entre la lumière de l’éclair et le bruit du tonnerre, l’essence de l’œuvre se joue entre les deux, « entre » la lumière et le sonore, dans la pesanteur du silence devenu « fait poétique ».

2
Le son, qu’il soit appréhendé selon les principes physiques de l’écoute, ou qu’il soit investi par des artistes (à l’instar de l’exploration que Joseph Beuys en fit) convoque l’enregistrement, l’absence qui s’en déduit, le silence et ses détournements possibles. Développant une recherche sur l’espace, et sur la transparence des circulations, le son interroge aussi la tradition des formes
immatérielles : celles qui se définissent comme dénuées des substances qui constituent les corps, sans masse mécanique. Et l’expérience du son, en approchant donc celle de l’immatérialité, donne une nouvelle résonance à la recherche de celle-ci : elles exposent les signes d’un « fait de civilisation ». Dans le domaine de l’architecture et des nouvelles technologies, par exemple, la deuxième édition de Transarchitectures, cyber-espace et théories émergentes (2), montrait comment la notion de fluidité et de volumes immatériels, métaphore du nomadisme virtuel, devenait une préoccupation constante des architectes d’avant-garde. Ne remarque-t-on pas, alors, qu’entre les « ondes » auxquelles ces constructions se référaient et la « mise en ondes » radiophonique, une analogie sémantique se tisse ?

3
Entre l’image et le son, il existe une relation élémentaire. Elle se joue dans leur principe d’enregistrement. Tous les deux, l’image et le son, apparaissent selon la technique de l’analogie, comme les traces d’un moment visuel, ou sonore, qui « a été ». L’image et le son enregistrés sont des empreintes. Or ce phénomène connaît de profonds bouleversements à l’heure de la digitalisation et de la numérisation. En effet, dans cette traduction informatique, l’empreinte, et le réel à travers elle, disparaissent-ils ? Dans le catalogue d’une récente exposition sur ce thème Georges Didi-Huberman écrivait : « […] le processus d’empreinte est-il contact de l’origine ou bien perte de l’origine ? […] Produit-il l’unique ou le disséminé ? L’auratique ou le sériel ? Le ressemblant ou bien le dissemblable ? L’identité ou bien l’inidentifiable ? La décision ou le hasard ? […] Je dirai que l’empreinte est l’ “ image dialectique ”, la conflagration de tout cela : quelque chose qui nous dit aussi bien le contact (le pied qui s’enfonce dans le sable) que la perte (l’absence du pied dans son empreinte 3) ». La disparition est alors au centre d’une pulsation qui la relie à la mémoire, où l’absence et la présence sont à concevoir « ensemble », dans un dialogue simultané des contraires. Or la traduction de signes visuels en langage informatique, principe des images numériques, connaît un effet retour : l’effacement de ce dialogue. Et rendre immatériels une image ou un son — les digitaliser — anéantit la trace qui les constitue, à la faveur de la disparition qui les structure aussi. La mémoire des ordinateurs, mise en réseaux, donc potentiellement infinie, ne signifie rien sauf que ces souvenirs peuvent être vides, « déréalisés ». Mais ce monde invisible est-il encore un fait esthétique ? Ou une question politique ? L’enjeu stratégique de cet effacement, c’est la localisation du réel.

4
Les systèmes des pouvoirs s’organisent aussi avec de nouvelles formes. Jean-Gustave Padioleau, dans un article intitulé « L’ère de l’immatériel 4 », fait la liste des interrogations sur la révolution culturelle que représente, pour les entreprises, la gestion d’une économie de l’immatériel (secrets de fabrication, bases de données, réseaux de relations avec les distributeurs) qui perturbe la traditionnelle vue physique du patrimoine. Aujourd’hui, les hauts lieux boursiers construisent un monde où la transparence des chiffres protège l’opacité des stratégies : Wall Street et son fonctionnement en temps réel se sont substitués aux premières lignes des guerres de front. Ainsi pour Philippe Engelhard, la troisième guerre mondiale, économique, a commencé… La nouvelle pauvreté mondiale étant l’un de ses symptômes les plus apparents (5). Paul Virilio a également étudié la mutation des formes conflictuelles traditionnelles pour approcher leurs expressions contemporaines. Déplacements donc.

5
Que serait dès lors un homme de l’ère immatérielle ? Une carte génétique toujours
transformable ? Seulement adapté à l’économie de marchés, formaté pour entrer dans les réseaux des produits. Si l’argent est invisible, son enjeu sera de rendre le monde et ses formes transparents. Dans L’Homme oublié (6), nous avons travaillé sur un passage : celui de l’image du pouvoir (ou l’iconographie des idéologies dominantes) au pouvoir de la représentation : un monde où l’image s’est substituée à son modèle. L’Homme oublié, c’est ce que notre civilisation a décidé de perdre. Dissolution de l’identité dans des « War Games » aux apparences oublieuses ? Devant la tragédie à venir de cette démission, des réseaux de résistance s’organisent (en énonçant plutôt qu’en dénonçant ? en utilisant le son plutôt que l’image ?), mais que peuvent-ils encore ? Notre radicalité nous semblait pourtant pleine d’équilibre, de justice et de mesure… Seules nous parviennent maintenant des voix d’absents, des sensualités qui défilent entre des écrans parallèles, des esthétiques du compte à rebours. Tout cela est d’une solitude infinie. Comme une histoire mélancolique qui reste en suspens, puis revient, par vagues imprévues. Comme si des chiffres s’effaçaient dans l’atlas. Une musique d’aéroport. Il reste juste ce que nous avons perdu.

A. C.

1. William Gibson, Neuromancien, La Découverte/Fiction, Paris, 1985.
2. Transarchitectures 02, Cyber-espace et théories émergeantes, Vidéothèque de Paris, 16 juin 1997.
3. Georges Didi-Huberman, « La Ressemblance par contact » in L’Empreinte, Centre Georges Pompidou, Paris, 1997, p. 19.
4. Jean-Gustave Padioleau, « L’ère de l’immatériel » in Le Monde, Supplément économique, 5 novembre 1996.
5. Philippe Engelhard, La Troisième guerre mondiale est commencée, Arléa, Paris, 1997.
6. L’Homme oublié, images et pouvoirs, est un programme radiophonique que, avec Christian Gattinoni, nous avions réalisé pour L’Atelier de Création Radiophonique de France Culture en 1997. Ce texte, « Immatériels, les images, les sons, les mondes… ou ce que nous avons perdu », dont une autre partie avait été écrite en collaboration avec Christian Gattinoni, était destiné à le présenter dans le cadre de l’exposition The 90s : A Familiy of man ?

Site de consultation :
Bibliothèque de la Maison Européenne de la Photographie, Paris.

L’ensemble de ce texte a par ailleurs été repris, dans une version sensiblement identique, dans l’essai Écrans de neige, photographies, textes, images (1992-2014), Éditions Filigranes, Hors collection, Trézélan, 2014, pp. 131-134.
<http://filigranes.com/main.php?act=livres&s=fiche&id=483>